D’un 23 à l’autre

Pour ces millions d’oubliés, qui lors de l’élection de la Constituante, il y a tout juste un an, ont choisi en majorité le vote islamiste, l’heure n’est plus aux délices et poisons des palabres de la Constituante. Le gouvernement tunisien, dominé par le parti islamiste Ennhadha, avait promis qu’il rendrait sa feuille de route constitutionnelle le 23 octobre, date du premier anniversaire de la constituante.

Or depuis septembre, le pouvoir tunisien cherche à gagner du temps. La constitution n’est toujours pas fin prête; les élections, qui devaient avoir lieu en mars, sont reportées de trois mois, au mieux en juin et juillet, sous réserve d’un accord au sein de la constituante; la légitimité du gouvernement est totalement fragilisée; et sa capacité à maintenir l’ordre face aux groupes salafistes contestée. L’assaut d’un groupe extrémiste qui a eu lieu en octobre contre l’ambassade américaine et l’assassinat à Tataouine (sud tunisien), le jeudi 18 octobre, de Lotfi Naguedh, responsable local du mouvement anti islamiste « Nidaa Tounes », ont traumatisé l’opinion tunisienne.

Le 23 Octobre, date de premier anniversaire de la Constituante, pourrait constituer un formidable détonateur pour l’ensemble des frustrations et des déceptions populaires. D’autant que beaucoup, au sein de la société tunisienne, ont la tentation de souffler sur les braises : les partis anti gouvernementaux qui veulent forcer les islamistes à constituer un gouvernement d’union nationale ; les forces de sécurité, armée et police, où beaucoup n’ont rien appris, rien oublié depuis la fin de l’ère Ben Ali ; les salafistes qui rêvent d’un embrasement général; le voisin algérien enfin qui ne voit guère d’un bon œil le processus démocratique à l’œuvre en Tunisie. Ce grand méconnu qu’aura été l’ancien ambassadeur de France à Tunis, le sarkoziste Boris Boillon, avait eu ce jugement cruel : « L’Assemblée constituante est un détour inutile, il fallait à peine trois semaines pour rédiger une constitution ». Excessif ? Pas sur !

Après l’euphorie de la campagne électorale qui a précédé l’élection de la Constituante, le système tunisien apparaît déjà très essoufflé. S’il y en a bien un homme politique tunisien qui résume la déception de l’opinion tunisienne face aux partis nés aux lendemains du soulèvement populaire, c’est bien Mustapha Ben Jaafar, qui préside aux destinées de l’assemblée constituante.

Longtemps solide sur les principes, quand il s’opposait au ralliement de l’opposition progressiste au régime de Ben Ali dans les années 90, ce social démocrate est toujours resté pragmatique et consensuel, comme peut l’être son ami, le président français François Hollande. Lors d’un entretien fin 2011, le président du mouvement Ettakattol nous déclarait : « Il faut rédiger vite une constitution car, plus la transition se prolonge, plus la situation s’effrite ». En nous recevant l’été dernier à l’Assemblée Constituante dans son magnifique bureau – « le plus beau de la République tunisienne », prétend-il-, il justifiait encore son alliance avec les islamistes par la nécessité de tenir les engagements face au pays. A savoir remettre la feuille de route constitutionnelle, le 23 octobre, comme promis.

Hélas, le calendrier n’a pas été tenu; la moitié des vingt élus de son mouvement, Ettakattol, quitte le navire; l’armée tunisienne l’exhorte, via le ministre de la Défense, à prendre ses distances avec le mouvement Ennhadha; certains ministres qui lui sont acquis songent à quitter le gouvernement. Au total, alors qu’il faisait figure de sage au sein de la fameuse troïka qui dirige le pays (l’islamiste Ghannouchi, le nationaliste arabe Marzouki et le social démocrate Ben Jaafar), le président de la Constituante semble désormais bien isolé.

Lié à une trop longue attente et à des débats vains et stériles au sein de la Constituante sur « la complémentarité des hommes et des femmes » ou sur la référence à la Chariâa, sans même évoquer ces augmentations de salaires indécentes des élus du peuple, le discrédit frappe désormais tous les partis politiques. Rien de bon à six mois des échéances électorales !

Des patrons au bord de la crise de nerf


L’impatience grandit, le chômage explose, la croissance est en berne. Les chiffres de plus annoncés par le gouvernement de 3% de croissance sont totalement trompeurs parce que calculés par rapport à la récession de 2011. Plus significatif encore, l’économie parallèle prospère. Dans un secteur comme ceux du bois ou du béton, près de 80% des transactions se font au noir. Le commerce informel s’intensifie avec l’Algérie. Un cours parallèle s’installe entre les deux dinars. Les Algériens en effet spéculent sur la monnaie tunisienne qui leur permet d’investir dans l’immobilier, de s’offrir des vacances agréables ou enfin de contourner le contrôle sévère des changes qui existe dans leur pays.

Les incertitudes politiques n’améliorent guère l’image de la Tunisie auprès des investisseurs étrangers. Sur les 1200 chefs d’entreprise français séduits par le paradis social et fiscal de Ben Ali, une majorité quitte le pays ou songe à le faire. Même les grands groupes hôteliers, type Accor, diminuent d’un tiers leurs projets tunisiens, indique-t-on de source diplomatique.

Le tourisme n’est pas plus flamboyant. A Tabarka, cette charmante station balnéaire située à la frontière algérienne qui a été rendue célèbre fin 2010 par les vacances de Michèle Alliot-Marie alors que le pays était en plein soulèvement populaire, on songe à fermer l’aéroport international qui avait été créé, avec succès, voici quelques années. 

La boite noire de l’Intérieur

S’il existe un seul secteur qui recrute aujourd’hui, c’est bien le ministère de l’Intérieur. Les opposants à Ben Ali avaient toujours avancé l’effectif de 130000 policiers sous l’ancien régime. Ce chiffre était totalement surestimé. Le pays comptait en fait quelques 50000 policiers. Or depuis janvier 2011, date du départ de Ben Ali, 25000 à 30000 ont été embauchés, dont 10000 par les islamistes d’Ennhadha.

Pour autant, le malaise est profond au sein de ce ministère régalien. Les difficultés budgétaires ne sont pas pour rien dans cette grogne. L’heure supplémentaire, payée à un fonctionnaire de police qui travaille la nuit, est réglée, généralement six mois plus tard, la somme de 300 millimes ( quinze centimes d’euro !) Comment, dans ces conditions, éviter que la corruption soit toujours aussi répandue dans les rangs de la police. D’autant plus qu’ont été réintégrés au sein de la police quelques 3000 fonctionnaires qui avaient été chassés pour malversation par un Ben Ali qui veillait paradoxalement à la probité (relative) de ses troupes de choc.….

Mais surtout, le ministère est profondément désorganisé par les promotions brutales décidées par le ministre de l’Intérieur islamiste Ali Larayedh. Sur soixante dix hauts cadres qui dirigent l’Intérieur, au moins soixante ont été priés de prendre une retraite d’office pour laisser place à des hommes surs. A la décharge du ministre, qui a passé de logues années à l’isolement en prison, il fallait bien faire le ménage au cœur de l’appareil répressif de Ben Ali. Mais disons qu’il n’a pas fait dans la dentelle. Au point de se brouiller définitivement avec les syndicats qui se sont créés depuis la Révolution au sein de cette administration sensible. Autant dire que la marmite policière bouillonne, alors que les violences se multiplient dans le pays.

Dans ce climat délétère, tout le monde fantasme sur les intentions de l’armée tunisienne. On connaît la proximité d’un certain nombre de gradés, dont le désormais célèbre général Ammar, avec le pouvoir algériens ou avec la diplomatie américaine. Le premier ne voit guère la transition tunisienne actuelle d’un bon œil. L’administration Obama est encore sous le choc de l’attaque dont l’ambassade à Tunis a été victime. Du coup, chacun imagine que les militaires tunisiens, aiguillonnés par les Algériens et par les Américains, pourraient bien, en cas de menace grave sur la sécurité, siffler la fin de la récréation. Comment savoir ? Si la Tunisie est devenue un immense forum où chacun peut librement s’exprimer, l’armée reste silencieuse. 

Une certitude, l’ensemble des forces politiques, y compris les islamistes, cherche à se concilier les casernes. La justice militaire émet-elle des jugements contradictoires, contestables et bâclés sur les événements de janvier 2011 ? L’identité des snipers qui ont tiré sur la foule est-elle toujours un secret d’Etat ? Personne ne dénonce ces errements, à l’exception de quelques têtes brulées (et courageuses) sur leurs blogs.
Comme si l’armée restait le symbole obligé d’une unité nationale qui pourrait être menacée.

NICOLAS BEAU

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